Face à la complexité des mécanismes de prévention et de gestion des défaillances dans le secteur des cafés, hôtels et restaurants (CHR), la recherche « Défaillances économiques des cafetiers, hôteliers et restaurateurs : prises en charge institutionnelles et conséquences biographiques » sous la direction d’Elise Roullaud et Antoine Vion met en lumière la diversité des acteurs impliqués, les difficultés de coordination, les conséquences des aides publiques post-COVID et la nécessité d’adapter les dispositifs pour mieux anticiper les crises économiques et accompagner efficacement les TPE et PME en difficulté. Rencontre avec les chercheur·e·s.


Outre les actions des juges consulaires et des juges des tribunaux judiciaires, l’analyse de la chaîne de traitement institutionnel des défaillances requiert de prendre en considération le rôle joué par les greffes des tribunaux, par les mandataires judiciaires et les administrateurs judiciaires ainsi que par les experts-comptables et les avocats.

La question de l’échec et du rebond est souvent traitée de façon strictement psychologique. Or, des facteurs sociologiques doivent être pris en compte : les dirigeants masculins les moins diplômés ont un rapport à leur activité qui les engage dans un modèle d’accomplissement personnel et de réussite sociale différent des personnes plus diplômées et qui peut les enfermer dans le déni des difficultés.
Votre recherche met en lumière la diversité des acteurs impliqués dans la prévention et le traitement des défaillances des entreprises du secteur des cafés, hôtels et restaurants (CHR). Quels sont les principaux défis rencontrés dans la coordination de ces acteurs ?
Notre enquête visait notamment à rendre compte de la diversité des acteurs impliqués dans le travail de prévention et de traitement des défaillances d’entreprises. Outre les actions des juges consulaires et des juges des tribunaux judiciaires, l’analyse de la chaîne de traitement institutionnelle des défaillances requiert de prendre en considération le rôle joué par les greffes des tribunaux, par les mandataires judiciaires et les administrateurs judiciaires ainsi que par les experts-comptables et les avocats. Ces acteurs participent au traitement des défaillances en informant les justiciables, en leur explicitant le droit et en le mettant en œuvre. Ces différents acteurs, auxquels s’ajoutent les pouvoirs publics (au travers notamment des CODEFI, des CCSF ou des commissaires au redressement productif), sont également impliqués dans la prévention des défaillances. Notre étude révèle que les pratiques de détection du risque de défaillance sont différentes non seulement entre les acteurs juridictionnels et administratifs mais aussi entre acteurs administratifs en fonction de leur ministère ou de leur direction de rattachement (ministère du Travail, direction générale du travail, DGFIP). Cette diversité de pratiques induit des définitions contrastées de ce qu’est un risque de défaillance et soulève des enjeux de coordination entre administrations. Ces constats ont motivé le développement d’un algorithme de détection des difficultés baptisé Signaux faibles. L’enquête menée auprès des administrations déconcentrées de l’État révèle que la tentative d’unification des pratiques par le déploiement de ce dispositif ne remet pas en cause l’individuation de ces dernières puisque perdure une sélection humaine des entreprises à surveiller qui prend en compte les spécificités économiques et sociales du territoire concerné. En outre, en se focalisant sur les entreprises de plus de 10 salariés, le dispositif Signaux faibles laisse les très petites entreprises (TPE) en point aveugle de l’action publique alors même qu’elles sont les plus fortement affectées par les défaillances : en 2004, 94,5 % des entreprises en défaillance sont des TPE (L’Officiel des difficultés des entreprises, 2024).
Vous avez adopté une approche processuelle et dispositionnelle pour analyser la mise en défaillances des entreprises. Quelles en sont les grandes lignes et quels ont été ses principaux apports pour la compréhension des phénomènes étudiés ?
Les défaillances d’entreprises constituent un champ de recherche fertile en sciences de gestion et en économie. Avec pour objectif final la prévention de la défaillance, ces études visent à définir ce qu’est une entreprise en « échec » et à en déterminer les facteurs explicatifs. L’analyse sociologique des défaillances d’entreprises invite à se détacher d’une approche centrée sur un ensemble de produits comptables (chiffre d’affaires, trésorerie, ratio d’endettement, etc.) et d’indicateurs de performance pour développer une approche centrée sur les processus d’entrée en difficulté et les dispositions mobilisées pour les affronter ou pas. Cette perspective amène à considérer les différentes étapes de la mise en défaillance d’une entreprise en mettant au jour la multiplicité des facteurs (financiers, managériaux, techniques, personnels) qui participent à ce processus et la manière dont ils s’enchevêtrent sans pour autant les analyser de manière univoque. En effet, ils doivent être étudiés au regard des ressources et des dispositions sociales activées par les chef·fes d’entreprise pour faire face à ces difficultés. Cette perspective analytique invite à rendre compte des remaniements subjectifs dans la manière qu’ont ces derniers de percevoir non seulement leurs difficultés et leur incidence sur l’activité économique mais également leurs propres pratiques professionnelles et leur position sociale. En outre, l’approche sociologique incite à s’intéresser aux différents acteurs (juridictionnels, administratifs, politiques, associatifs et professionnels) qui concourent au processus de prévention ou de gestion des défaillances des entreprises en participant à la construction des risques, à leur détection et à leurs modalités de traitement. L’enquête menée pour l’IERDJ constitue un premier jalon à l’analyse sociologique des défaillances d’entreprises que nous poursuivons au travers de nouveaux projets de recherche.
Votre étude met en évidence le rôle crucial des aides publiques dans la limitation des défaillances d’entreprise après la crise sanitaire. Selon vous, ces dispositifs ont-ils eu un effet durable ou s’exposent-ils à un effet de rattrapage avec une hausse des faillites différées ?
Il faut d’abord se souvenir du contexte. L’annonce, le 14 mars 2020, par le Premier ministre Édouard Philippe, de la fermeture des cafés et restaurants dès le lendemain a été vécue comme très brutale par les professionnels. Par la suite, les membres du gouvernement chargés de l’économie et du tourisme ont mobilisé des moyens financiers très importants pour soutenir le secteur, le tourisme pesant pour beaucoup dans la balance commerciale française et représentant aussi un poids électoral. Les aides Covid octroyées par le gouvernement ont ainsi bénéficié très fortement aux professions du secteur CHR. Selon le rapport final édité en juillet 2021 par le comité de suivi et d’évaluation de soutien financier aux entreprises confrontées à l’épidémie de Covid, elles se sont vu allouer 26 % des heures d’activité partielle, 37 % des versements du Fonds de solidarité, 8 % des prêts garantis par l’État et 7 % des cotisations sociales reportées, pour un poids du secteur dans l’économie française estimé, selon les études, à plus ou moins 4 % du PIB et plus ou moins 3 % des salariés du pays. Les dirigeant·es d’entreprises, souvent accompagnés par leurs syndicats professionnels ou leurs comptables, ont pu facilement accéder aux aides. En revanche, il résulte des entretiens menés sur le terrain un véritable défaut d’information et de communication non seulement quant à la nature et aux modalités d’usage de ces aides mais aussi quant aux conséquences financières des mesures d’aménagement exceptionnelles mises en place par l’URSSAF. Cela s’est traduit par une certaine incompréhension des logiques des dispositifs, même si ces derniers, utilisés tant sous forme d’aide financière que de prêt garanti par l’État, ont pu contribuer à limiter le nombre de liquidations judiciaires. Assez paradoxalement, ces dispositifs pourraient avoir eu, pour certain·e·s chef·fes d’entreprise, des effets pervers, en les détournant des mesures de prévention (mandat ad hoc, conciliation). Du point de vue des valeurs, les rapports aux aides publiques mises en place durant la crise sanitaire ont été vécus comme ambivalents : soulagé·es d’avoir été dédommagé·es de la fermeture imposée de leurs établissements, les cafetiers et restaurateurs recourant aux aides se sont trouvés en conflit avec leur ethos professionnel d’indépendant·e souvent critique à l’égard de l’interventionnisme public et de la pression fiscale.
Si on examine de plus près l’hypothèse de défaillances différées par les aides Covid, le bilan 2024 des défaillances ne la vérifie pas pour l’instant. Ce qui apparaît plus clairement est une évolution de la consommation liée à l’inflation, qui pénalise sur une durée plus longue (2018-2024) les petites entreprises de restauration rapide et les entreprises de plus de 10 salariés de restauration traditionnelle – ces dernières ayant une structure de coûts très défavorablement affectée par les hausses de prix de l’énergie et des matières premières. Il est donc difficile de dire que les entreprises qui ferment aujourd’hui sont celles qui auraient dû fermer de toute façon, comme on l’entend souvent. Les chiffres actuels reflètent une réalité plus complexe, pour l’instant. Le bilan des deux premiers trimestres 2025 offrira davantage de recul à cet égard. On pourra mieux estimer le poids des remboursements des prêts garanties par l’État dans les cessations de paiement lorsque les bilans comptables 2024 auront été déposés et pris en compte dans les procédures collectives.
Vous soulignez un risque de saturation du traitement judiciaire en cas d’augmentation massive des défaillances de TPE. Quels ajustements du cadre juridique ou institutionnel pourraient être envisagés pour prévenir cette situation ?
Alors que nous débutions le travail d’enquête au début de l’année 2022, nous observions la manière dont les tribunaux de commerce se préparaient à « la vague des défaillances » dont l’amplitude était anticipée comme très élevée : de nouveaux juges et juges commissaires étaient recrutés et formés pour renforcer les effectifs. Les tribunaux de commerce ne sont pas les seules institutions en charge du traitement judiciaire et on peut penser que les administrateurs judiciaires et mandataires judiciaires devraient également redimensionner leurs équipes de collaborateurs pour faire face à l’augmentation du nombre de dossiers. Pour autant, cette augmentation des défaillances n’affecte pas de manière homogène l’ensemble du territoire et certains tribunaux sont davantage concernés, notamment ceux des régions Nouvelle-Aquitaine, Occitanie et Rhône-Alpes.
Pour ce qui concerne les ajustements du cadre juridique, les réformes du droit des entreprises menées à partir des années 2000 ont consacré le passage du droit des procédures collectives à celui des entreprises en difficulté en incitant les chef·fes d’entreprise à se rendre au tribunal avant la cessation de paiement : la loi du 26 juillet 2005 a ainsi instauré les procédures de sauvegarde et de conciliation et les a étendues aux professions indépendantes. L’ordonnance n° 2008-1345 du 18 décembre 2008, adoptée dans le contexte de la crise financière, a eu pour but de renforcer l’attractivité et l’accessibilité de la procédure de sauvegarde, les statistiques d’usage de cette procédure s’étant montrées décevantes entre 2005 et 2008. Les conditions d’éligibilité à cette procédure ont été assouplies : il suffit au chef d’entreprise de se prévaloir de « difficultés insurmontables » sans avoir à démontrer que ces difficultés « sont de nature à mener à la cessation des paiements ». Les règles de composition des comités de créanciers ont été révisées. Le périmètre en a été élargi, les règles de fonctionnement en ont été allégées et une troisième entité est apparue : l’assemblée unique des obligataires. Enfin, plus récemment, la transposition de la directive européenne du 20 juin 2019 dans le droit français a permis la mise en place de mesures destinées à favoriser le rebond de l’entrepreneur individuel. La question d’une nouvelle simplification des procédures est un sujet de débat sensible pour l’ensemble des professionnels concernés par les procédures collectives.
Il y a actuellement des questionnements autour des enjeux d’harmonisation du droit de l’insolvabilité en Europe et des effets que cela pourrait avoir sur l’organisation des procédures collectives en France. Certains experts semblent envisager l’adoption à l’avenir de systèmes de procédures accélérées externes aux tribunaux de commerce. Bien qu’un tel dispositif présente un intérêt potentiel d’allègement des contraintes pour les petits entrepreneurs, il soulèverait au moins deux points de vigilance. Le premier est celui d’une déstabilisation de l’ordre des classes des parties affectées, c’est-à-dire de la manière dont la procédure établit la hiérarchie des créances et les garanties offertes aux créanciers. Il ne faut pas oublier que, même si le droit prend de plus en plus en compte les difficultés des entrepreneurs, l’organisation des procédures collectives a aussi pour but de protéger les créanciers. Le second est le maintien d’une capacité à produire une mesure statistique fiable des défaillances. Cela pourrait devenir compliqué si les instances d’enregistrement des procédures devaient se démultiplier. Dans la pratique des tribunaux de commerce, cela réduirait aussi les ordres de comparaison dont disposent les services de greffe pour instruire les dossiers.
Quels seraient, selon vous, les principaux axes de recherche à approfondir pour mieux comprendre et anticiper les effets de crises économiques sur les TPE et les PME ?
Les crises économiques que nous avons récemment connues étant multifactorielles (épidémie de Covid, augmentation du coût de l’énergie et des matières premières, inflation), il faut donc étudier leurs effets au regard notamment des spécificités des secteurs d’activité et du type d’entreprises. Bien qu’importantes, l’enquête que nous avons menée par entretiens auprès de restaurateurs et restauratrices ainsi que les observations d’audiences au tribunal de commerce incitent à ne pas considérer uniquement les conséquences financières et comptables des crises. Beaucoup de chef·fes d’entreprise évoquaient le sentiment de perte des repères qui leur permettaient jusqu’alors de conduire leur activité, ce qui a pu affecter leur santé mentale et entraver leur volonté de poursuivre leurs activités malgré les difficultés rencontrées. La question de la santé des dirigeant·es et de leur ethos professionnel (rapport à la prise de risque, à la réussite personnelle, à l’État) nous apparaît centrale pour étudier les dirigeants de TPE et PME. La question de l’échec et du rebond est souvent traitée de façon strictement psychologique. Or, des facteurs sociologiques doivent être pris en compte : les dirigeants masculins les moins diplômés ont un rapport à leur activité qui les engage dans un modèle d’accomplissement personnel et de réussite sociale différent des personnes plus diplômées et qui peut les enfermer dans le déni des difficultés. Le déni n’est pas qu’une question psychologique, c’est aussi, sociologiquement, l’épreuve de l’échec à retourner le stigmate de l’absence de diplôme dans une société qui le survalorise. Il faut distinguer les gens qui vivent une simple bifurcation professionnelle en mobilisant une multiplicité de ressources et ceux à qui l’échec comme « petit patron » fait quasiment l’effet d’une mort sociale.
Nous parlons ici de la prévention des suicides, de l’accompagnement des entrepreneurs en difficulté. Mais la question de l’anticipation des crises est une question macro-économique classique. La plupart des travaux sur les crises économiques montrent que, dans l’analyse, on est toujours en retard d’une crise dans l’identification des variables clés. Anticiper les crises revient à réfléchir aux facteurs de risque non pris en compte. De ce point de vue, notre étude n’offrira peut-être rien de plus qu’une ressource parmi d’autres pour faire de la comparaison historique et comprendre dans quelle mesure les dispositifs mis en œuvre à partir de 2020 ont permis de rendre moins violente la crise des indépendants de certains secteurs par rapport à d’autre.
Enfin, quelles recommandations concrètes formuleriez-vous aux pouvoirs publics et aux acteurs économiques pour renforcer la résilience du secteur CHR face aux futures crises ?
Il est difficile de répondre à cette question de manière catégorique et nous ne sommes pas franchement à l’aise pour prendre parti en la matière. Peut-être pourrions-nous, si vous le voulez bien, faire des recommandations de méthode plutôt que des propositions substantielles. La première serait que, dans le travail de prospective et de planification, soit opérée une étude la plus complète possible des problèmes d’approvisionnement en énergie et en matières premières. La deuxième consisterait à mener une réflexion de fond sur l’organisation du travail saisonnier et ses évolutions, d’une part, au fil des réformes de l’assurance-chômage, d’autre part, au gré des conditions d’accès au logement. La troisième consisterait à travailler sur les transformations structurelles de l’activité : les organisations professionnelles forment bien leurs membres à la gestion ou à l’évolution des services mais elles sont moins outillées pour anticiper les pratiques de consommation des clients. De ce point de vue, soutenir les sciences qui travaillent sur les pratiques alimentaires présente un intérêt. La quatrième consisterait à continuer de nourrir les débats socio-économiques autour de l’usage des chèques restaurants par les ménages.