Sociologue du droit et directrice de recherche au CNRS, Cécile Vigour a récemment rejoint le conseil scientifique de l’Institut. Spécialiste des relations entre justice et politique, elle étudie les réformes institutionnelles, les dynamiques de légitimation du pouvoir judiciaire, ou encore les effets des logiques gestionnaires sur le travail des professionnels de la justice. Dans cet entretien, Cécile Vigour revient sur les apports de ses travaux pour les axes de recherche de l’Institut, les tensions croissantes entre pouvoir politique et pouvoir judiciaire en France comme à l’international, et les attentes citoyennes accrues en matière d’égalité devant la justice.

© Gautier Dufau
Vous avez rejoint le conseil scientifique de l’Institut il y a quelques mois. En quoi l’IERDJ (prochainement Institut Robert Badinter) vous semble-t-il en adéquation avec vos travaux de recherche ?
Cécile Vigour : L’Institut joue un rôle majeur en tant que financeur de recherches pluridisciplinaires dans le domaine de la justice et du droit. Son rôle est aussi déterminant dans l’identification de thématiques qui paraissent sous-investies au regard d’enjeux sociaux et politiques généraux (les attentes des citoyens à l’égard de la justice1 ; le droit et la justice de l’environnement), ou relativement à des attentes du monde judiciaire, concernant les personnels de greffe par exemple.
Ce qui est crucial, c’est que l’IERDJ continue de soutenir le dépôt de projets « blancs », permettant aux chercheurs d’en soumettre sur toute thématique relevant de ses compétences. Ces dernières années, l’Institut a mis à juste titre l’accent sur la valorisation et la diffusion des recherches auprès d’un plus large public dans des formats écrits les « Actu-recherche » et oraux variés les Arrêts sur recherche, favorisant des débats entre universitaires et praticiens, ou des échanges avec une audience plus diversifiée (capsules vidéo, interviews).
L’Institut joue un rôle majeur en tant que financeur de recherches pluridisciplinaires dans le domaine de la justice et du droit. Son rôle est aussi déterminant dans l’identification de thématiques qui paraissent sous-investies au regard d’enjeux sociaux et politiques généraux.
Votre expertise en sociologie de la justice et des réformes institutionnelles vous amène à observer les dynamiques entre justice et politique. Quelles sont les grandes dynamiques à l’œuvre actuellement et comment voyez-vous leur évolution ?
C.V : Aux États-Unis, en Italie comme en France, l’actualité regorge d’exemples illustrant des tensions entre justice et politique, que ce soit autour de la légalité de certaines décisions et politiques, du statut des magistrats, ou des conséquences du traitement judiciaire d’affaires politico-financières2.
D’une part, le statut de la magistrature, débattu en Italie, – qui renvoie aux modes de nomination et de promotion (notamment aux prérogatives de l’exécutif, du Conseil supérieur de la magistrature, et de la hiérarchie), au passage ou non entre siège et parquet, aux mécanismes de reddition des comptes, etc. – a des effets complexes sur l’autonomie et l’indépendance des magistrats.
D’autre part, les juges jouent un rôle crucial en matière de contrôle de la légalité ou de la constitutionnalité des politiques publiques (migratoires par exemple). En outre, ces exemples témoignent de la difficulté pour les élus d’accepter d’être soumis à la loi, à l’instar des autres citoyens, même quand ils en réclament une application sévère pour les délits ordinaires. Or la recherche que j’ai menée en France (Vigour et al. 2021 )3 montre la forte attente citoyenne en matière d’égalité face à la police et à la justice, et concernant les sanctions effectives à l’égard de la délinquance financière.

Votre récente recherche sur les rapports des citoyen·nes à la justice et à la police aux États-Unis, notamment en Arizona, vous permet d’avoir un regard comparatif avec la France. Y a-t-il des thématiques à approfondir dans le cadre des travaux de l’Institut sur l’axe « Justice et démocratie » ?
C.V : La légitimité des décisions des juges est un enjeu de controverses majeur. Aux États-Unis4, des juges et des voix émanant de divers bords politiques s’inquiètent d’une remise en cause de la séparation des pouvoirs.
D’un côté, des citoyens sont désabusés ou se battent face aux effets considérables des renversements de principes, par exemple en matière de droit à l’avortement : en 2022, la Cour suprême, dont six membres sur neuf ont été nommés par des présidents républicains, a affirmé que le droit à l’avortement n’était pas un droit constitutionnel. De l’autre, les partisans de ce dernier contestent le droit et le devoir des juges à contrôler le respect par l’exécutif de ses prérogatives, de même qu’ils niaient la légitimité des procès à l’encontre de Donald Trump.
Ces décisions et perceptions des décisions des juges constitutionnels ou fédéraux sont interprétés en termes de politisation de la justice (le fait que les juges interprèteraient le droit en fonction de leurs orientations politiques). Elles contribuent à miner la confiance dans la justice, sa légitimité et son autorité. Ce type de remises en cause s’observant dans de nombreux pays, il est essentiel de comprendre leurs dynamiques, causes et effets.
Aux États-Unis, en Italie comme en France, l’actualité regorge d’exemples illustrant des tensions entre justice et politique, que ce soit autour de la légalité de certaines décisions et politiques, du statut des magistrats, ou des conséquences du traitement judiciaire d’affaires politico-financières.
Vous avez travaillé sur la gestionnarisation de la justice et ses effets sur le fonctionnement des institutions judiciaires en Europe. Est-ce que vos conclusions rejoignent ou complètent l’étude Travail en juridiction de l’Institut qui traite notamment de l’impact du reporting sur les conditions de travail des professionnels en juridiction ?
C. V : Dans mon habilitation à diriger des recherches5, j’analyse les conditions et les acteurs de la mise en œuvre de six instruments ou dynamiques gestionnaires dans la justice en France depuis la fin des années 1990 : les outils de régulation des temporalités et des flux de dossiers (comme le traitement en temps réel) ; le développement d’indicateurs de performance, en juridiction et au niveau national ; le cadre et les contraintes budgétaires ; les normes ISO 9001 ; et le Lean Management.
J’en examine les effets sur l’organisation du travail, les pratiques et les identités professionnelles pour les magistrats et les personnels de greffe ; le gouvernement de l’institution judiciaire ; les politiques publiques définies aux niveaux national et local ; et sur la manière dont ce service public est assuré. L’enjeu est de comprendre et d’expliquer les modes et les facteurs d’appropriations différenciées de ces instruments, et leurs effets. Cette recherche part du postulat de la singularité de chaque dynamique de changement plutôt que de faire l’hypothèse a priori d’un gouvernement par les chiffres ou par la qualité.
Mes recherches convergent avec l’étude Travail en juridiction de l’IERDJ quant aux constats d’accélération et d’intensification du travail, au risque de standardisation des décisions résultant des exigences de productivité… L’étude met particulièrement en évidence l’importance des collectifs de travail, et la nécessité de préserver le sens du travail.
1Cécile Vigour, Les rapports des citoyen·nes à la justice. Expériences et représentations, 2021. https://gip-ierdj.fr/fr/publications/les-rapports-des-citoyens-a-la-justice-experiences-et-representations/
2Cécile Vigour, « L’indépendance des magistrats, une approche comparée », Les Cahiers Français, La Documentation Française, dossier « Quelle justice au XXIe siècle ? », 416, 2020, p. 74-81.
3C.Vigour, B. Cappellina, L. Dumoulin et V. Gautron, La justice en examen. Attentes et expériences citoyennes, Paris, Puf, coll. Lien social, 2022. Virginie Gautron, Cécile Vigour « Les citoyens face à la justice pénale : un sentiment punitif surévalué », La lettre juridique (revue Lexbase pénal), n°918, sept. 2022, (https://www.lexbase.fr/article-juridique/88441642-document-elastique)
4 Eléments d’observation en cours, issus des travaux menés par Cécile Vigour aux États-Unis.
5Cécile Vigour, La justice à l’épreuve de la gestion publique. Sociologie de la gestionnarisation des organisations publiques, Habilitation à diriger des recherches, Sciences Po, Paris, 2019 (https://theses.hal.science/tel-04682330v1). Cécile Vigour, Réformes de la justice en Europe. Entre politique et gestion, De Boeck Supérieur, 2018.