- En octobre 2023, l’IERDJ a participé à un atelier débat sur le rapport des citoyens à la justice organisé par l’Ecollectif.
- L’Ecollectif est un groupe de mobilisation citoyenne formé en 2022 au sein du centre pénitentiaire des Baumettes, autour des enjeux sociaux et environnementaux.
- L’Ecollectif a été initié en mars 2022, prenant place dans le cadre d’une recherche-action menée par Leïla Delannoy Aïssaoui, sociologue à la DISP de Marseille, chercheuse associée au SOPHIAPOL (Université Paris Nanterre). Ce collectif a d’abord été fondé dans la structure d’accompagnement à la sortie (SAS) du centre pénitentiaire de Marseille, rassemblant essentiellement des personnes détenues condamnées mais aussi des professionnels pénitentiaires ainsi que des invités réguliers. En mai 2023, l’Ecollectif s’est déployé dans un des quartiers hommes de la maison d’arrêt, réunissant cette fois uniquement des personnes détenues (prévenues et condamnées), des sociologues, des philosophes et des artistes, mais en conservant le principe d’accueillir des professionnels pénitentiaires sur des temps dédiés. Ce développement sur la maison d’arrêt a permis à l’Ecollectif de prendre de l’ampleur et de s’inscrire au cœur du quotidien d’un grand bâtiment.
- Retour sur cet événement et les suites données avec Leila Delannoy Aïssaoui, sociologue au sein de la direction interrégionale des services pénitentiaires (DISP) à Marseille et référente du groupe Ecollectif.



Comment est né Ecollectif ?
Leila Delannoy Aïssaoui : En février 2022, la Direction interrégionale des services pénitentiaires de Marseille lance un appel à projet visant à encourager en détention les initiatives portant sur l’écologie.
C’est l’occasion pour les établissements de la région de faire des propositions d’actions sur cette thématique. Au même moment, je mène une recherche sur les rapports sociaux en détention : les relations surveillant-détenu, la violence, les régimes de visibilité que la prison produit. Tous ces thèmes rejoignent une interrogation de fond sur les fonctions sociales de l’enfermement carcéral dans notre organisation collective, et principalement en ce qui concerne les jeunes des quartiers populaires à Marseille. Je travaille sous la forme d’une sociologie d’action, avec des méthodes qu’on pourrait dire artisanales et collectives, pour fabriquer des savoirs avec les gens sur le terrain.
À la SAS (structure d’accompagnement vers la sortie) du centre pénitentiaire Marseille, les personnes détenues et les personnels sont donc à l’époque régulièrement réunis sous la forme d’entretiens individuels et collectifs, de séances de réflexion. Ce travail de sociologie participative va alors rencontrer cette opportunité de présenter un projet. Plutôt que de répondre à l’appel à projets avec un programme préétabli, nous avons proposé un espace de réunion et d’action, avec la création d’un groupe d’engagement citoyen sur les questions sociales et écologiques.
Après avoir obtenu le soutien de la DISP, l’Ecollectif voit donc le jour en mars 2022, d’abord au sein de la structure d’accompagnement vers la sortie (SAS) puis en mai 2023, au quartier Hommes 1 de la maison d’arrêt des Baumettes. C’est là que le groupe va prendre le plus d’ampleur, s’ancrer en détention et constituer le centre de la recherche-expérimentation menée depuis, et dont les productions plurielles et collectives sont en cours (écrits mais aussi créations graphiques, filmiques et sonores). La section recherche du bureau de la donnée, de la recherche et de l’évaluation de la DAP (Direction de l’Administration Pénitentiaire) a également très vite soutenu le projet.
Entre mars 2022 et mai 2023, près de 150 personnes détenues ont pu participer à des séances entre la SAS et la maison d’arrêt. C’est aujourd’hui l’Ecollectif dans la maison d’arrêt qui a été maintenu et déployé davantage, constituant désormais une structure de mobilisation citoyenne unique en détention. 20 personnes détenues en sont membres permanents. Nous nous réunissons entre une à quatre journées par semaine pour des ateliers philosophiques, sociologiques, des projets de création théâtre et cinéma, un travail d’écriture collective et de création graphique, des rencontres citoyennes, des conférences-débats. Il s’agit de prendre le temps de s’équiper intellectuellement par la pratique de la réflexion collective et des sciences sociales, à travers des invitations diverses : acteurs politiques et associatifs, chercheurs, artistes, citoyens engagés… On se redit souvent cela, on n’attrape pas le monde à mains nues : les outils de lecture et de compréhension, historiques, philosophiques, sociologiques sont autant de possibilités de fonder ensemble un bagage intellectuel et sémantique plus solide, dans lequel il est ensuite possible de puiser pour penser le monde avec un peu plus de justesse et de prise. Il faut aussi s’équiper pour construire ensemble d’autres représentations et de nouveaux modes de récit. Ainsi, chaque membre peut, dans cet espace de mobilisation citoyenne, s’approprier des moyens, d’expression et d’action et se sentir légitime pour produire une parole sur des questions de société et d’écologie qui nous concernent toutes et tous.
Quel était l’objet de l’atelier organisé avec l’IERDJ ?
L.D.A : L’atelier sur la justice avec l’IERDJ prend place dans ce cadre de rencontres régulières. Nous sommes partis d’une recherche de Cécile Vigour sur le rapport des citoyens à la justice soutenue par l’IERDJ et d’un podcast sur l’acte de juger. Nous avons eu la chance d’avoir le témoignage de Sarah Albertin, responsable d’étude et de recherche à l’IERDJ. Sarah nous a présentés l’Institut, la façon dont les recherches s’organisent et comment elles sont soutenues. C’est une manière vraiment intéressante de se dire que la recherche en sciences sociales ne s’arrête pas au moment de la publication de l’étude du rapport. Il y a besoin de venir la mettre en discussion avec les gens, dans des espaces qui favorisent la rencontre entre des travaux scientifiques et des savoirs situés. C’est fondamental de se dire que les sciences sociales ne concernent pas que les chercheurs mais tous les citoyens parce que justement, penser notre organisation sociale, y prendre part, doit passer par un plus grand partage de ce que l’on peut avoir à disposition comme concepts sur tout ce qui constitue le social, comme méthodes de questionnement, comme connaissances issues d’études sérieuses et rigoureusement menées. Ces connaissances ne viennent pas que remplir nos têtes, elles aident à fabriquer des cadres de perception, des cadres d’intelligibilité. Et à faire preuve de réflexivité comme une pratique élémentaire, triviale.
Quelles ont été les réactions des participants ?
L.D.A : Depuis ce lieu d’enfermement, cela a raisonné d’autant plus fort, pour interroger la façon dont on pense la justice à la fois comme une valeur et une institution à partir de nos expériences différentes de la justice.
Avec les quinze personnes détenues de l’Ecollectif qui ont participé à cet atelier avec l’IERDJ, ainsi qu’Hatem Talledec Ramdani qui est doctorant en sociologie (EHESS) et qui est aussi membre du groupe, on a parlé de la légitimité de juger dans une société démocratique. Cela a permis d’aborder la difficulté d’occuper la fonction de juge, de devoir arbitrer, d’être un juge juste. L’idée aussi que le droit et la justice ne se réduisent pas au pénal. On a parlé plus généralement du droit, de la fabrication des règles, des lois, de la nécessité du droit et de sa connaissance dans le fonctionnement de la société. Les règles que nous fabriquons pour organiser notre monde commun. Elles n’ont rien d’évident, il est question de regarder comment elles sont faites et comment leur application, leur respect, leur contrôle se mettent en place. Interroger la justice c’est tout autant parler d’une valeur, d’un idéal, que des institutions, de l’histoire du droit et de la justice, de son fonctionnement, de ses limites, de ses évolutions.
Mais le sentiment d’injustice est revenu aussi très fortement au sens où le traitement judiciaire peut être différent selon qui on est. Le groupe est majoritairement composé par des jeunes, issus des classes populaires. Ce qui ressortait des échanges et témoignages, c’est vraiment une vision partagée de plusieurs groupes sociaux distincts, avec cette idée qu’on n’est pas formés de la même manière à se représenter dans les arènes judiciaires, les sphères de la parole légitime, qu’il existe des inégalités en termes de droits de la défense aussi. Ce qui est apparu, ce sont les expériences de violence sociale et symbolique qui sont vécues très fortement dans ces parcours-là. Il y a une forme d’amertume de ne pas savoir dérouter ce que les pratiques langagières du monde judiciaire installent comme rapports de pouvoir, de ne pas pouvoir se battre avec les bons mots, les bons arguments. Mais il ne s’agit pas juste d’éloquence ou de rhétorique, en tous cas pas simplement. Ce qui ressort de la réflexion autour de cet atelier c’est comment, auprès du monde la justice, être audible et structurer un récit qui amènent les « gens de loi » à une autre grille de lecture des situations qui enveloppent la délinquance et la criminalité.
Les membres d’Ecollectif sont majoritairement des jeunes. Y a-t-il une raison particulière ?
L.D.A : La plupart des jeunes qui sont dans l’Ecollectif ont moins de trente ans et viennent des quartiers populaires de Marseille et de la région. C’est un parti-pris au moment du lancement du groupe. Déjà parce que c’est cohérent avec ceux qui sont majoritairement incarcérés en maison d’arrêt aux Baumettes. La direction de l’établissement était aussi favorable à donner la priorité aux jeunes. Au fil de l’année, le groupe s’est solidifié autour des personnes en mandat de dépôt en attente de jugement, qui restaient là pour de longs mois avec une forme de vacuité totale de l’incarcération, dans la mesure où tout le parcours est suspendu aux attentes policières et judiciaires liées à l’instruction.
Existe-t-il d’autres critères pour intégrer ce collectif ?
L.D.A : Non pas de critères. Plutôt que des critères ce sont des principes qui guident notre action : la cohérence, pour construire progressivement avec le groupe cet espace concret et symbolique d’apprentissage, de réflexion, d’expression avec l’objectif de prendre une part légitime dans la mise en représentation et la fabrique d’un monde plus vivable.
Les différentes propositions peuvent paraître éparses, entre le théâtre, le cinéma, les sciences sociales, la création graphique, les débats citoyens, l’écriture collective, la création sonore, les rencontres avec des chercheurs et des acteurs publics… mais nous avons notre ligne de cohérence : on invente collectivement un cadre singulier dans lequel on vient interroger, par une approche de réflexivité et de réflexion, notre place dans le monde, notre rôle dans la dramaturgie générale de la prison et de l’espace social plus largement, notre possibilité d’engagement dans les questions d’ensemble, de société, d’écologie. Se mobiliser comme citoyen.
L’exigence de structurer des liens, de la confiance et un espace à nous qui déjoue une forme plus classique de partition dans l’espace carcéral, et plus largement social.
La durée, nécessaire pour s’installer et prendre le temps. C’est une forme d’artisanat, avec cette idée de faire les choses avec une continuité suffisante pour que cela prenne vraiment sens dans nos vies. L’Ecollectif n’a de sens qu’en travaillant dans la durée pour faire évoluer une réflexion de fond.
Quels grands enseignements tirez-vous à ce jour de l’Ecollectif et de ces ateliers débats comme celui avec l’IERDJ ?
L.D.A : Cela conforte d’abord une certitude : provoquer des rencontres et des moments de confrontation avec des savoirs scientifiques est vraiment important pour développer la connaissance de la recherche, ses méthodes, ce à quoi elle sert.
Lors de l’atelier avec l’IERDJ, nous avions introduit de grandes questions générales : qu’est-ce que c’est qu’une recherche ? Qu’est-ce qu’être chercheur ou chercheuse ? Comment les chercheurs travaillent-ils ? Quels sont les questionnements ? et pourquoi ces questionnements et à quel moment ? Quand on exerce un métier, on pense que tout le monde sait ce qu’on fait alors que le plus souvent ce n’est pas le cas.
Cela permet aussi de donner progressivement un sentiment de légitimité aux participants au fur et à mesure des ateliers. Quand on ne vient pas du monde académique, on croit toujours que les savoirs scientifiques ne sont pas accessibles ou ne sont pas destinés à être maniés comme ça dans le quotidien.
Quelles seront les suites données à cet atelier ?
L.D.A : Pour la suite donnée à l’atelier en lien avec ce thème de la justice, il y a un projet d’envergure, Rencontre-moi si tu peux, construit en collaboration avec la ville de Marseille.
Le principe, c’est de créer un cadre sans précédent de débat et de rencontres pour revisiter de manière inédite la réflexion, à l’échelle d’une ville, sur ce qui nous protège, nous préserve et nous engage. Jusqu’en décembre 2024, un parcours de moments partagés avec des élus municipaux, des personnalités de la police (municipale et nationale), de la justice, de l’action sociale, du monde associatif, des médias, ainsi que des chercheurs et des représentants de la société civile est donc organisé au centre pénitentiaire de Marseille, par et avec les membres de l’Ecollectif. Nous allons creuser ensemble, à partir de cette configuration singulière, les questions de sécurité, de citoyenneté et d’engagement dans la Cité. Cela se concrétise de mai 2024 jusqu’au mois de décembre par des temps d’ateliers. Un premier temps fort a été mené le 31 mai sur le thème de la police. Le deuxième rendez-vous de ce projet est prévu pour le 21 juin sur la thématique de la justice : il est très directement en lien avec l’atelier de l’IERDJ qui a suscité l’envie d’aller plus loin dans l’appréhension de la justice. Nous le préparons à partir de discussions, de découverte de notions, et de journées portant plus spécifiquement sur le code pénitentiaire, avec Marion Wagner, chargée d’étude à la DAP. Cécile Vigour ne pourra pas être présente en juin, mais nous prévoyons déjà de faire un autre temps d’atelier avec elle à l’automne, on est en train de construire avec elle la forme que cela prendra. C’est donc un thème qu’on explore dans une continuité et une exigence. Je crois que le groupe crée une condition toute particulière de mobilisation et de travail, en étant solidaire et confiant dans cette fabrication des connaissances et des représentations qu’on essaie d’inventer ensemble.
A l’automne aussi, le projet Rencontre-moi si tu peux ! poursuivra sur la thématique des représentations médiatiques, télévisuelles et cinématographiques des questions de sécurité, citoyenneté, engagement.
Rencontre-moi si tu peux ! c’est un titre vraiment juste, trouvé par un membre du groupe et validé à l’unanimité. Comment crée-t-on les conditions d’une rencontre qui ne soit pas piégée par les positions sociales distinctes, leur hiérarchisation, l’épaisseur de la situation qu’on provoque aussi ? Comment se pense-t-on dans le moment de la rencontre pour se donner la possibilité concrète, crédible, réaliste de rencontrer l’autre ? Dans un même espace d’existence citoyenne.
Pour ce projet, l’ambition sera de documenter ces rencontres en produisant un podcast et un outil qui serve de ressource pédagogique autour de ces questions et qui serait né de cette façon de réfléchir ensemble. Et là encore, nous sommes sur des nouvelles façons de faire vivre les sciences sociales en croisant des connaissances, de l’expérience et des savoirs scientifiques, en créant des conditions différentes de dialogue.