Voir toutes les actualités

Droit et Neurosciences : entretien avec Nathalie Przygodzki-Lionet et Sonia Desmoulin

A l’occasion de la rencontre Droit et Neurosciences, organisée le 18 octobre 2022 après-midi par l’IERDJ au tribunal judiciaire de Lyon, nous avons rencontré Nathalie Przygodzki-Lionet, Professeure de Psychologie appliquée à la Justice, Coresponsable du Master « Psychologie & Justice » (PSITEC – ULR 4072, Université de Lille) et Sonia Desmoulin, Docteure en Droit privé, Chargée de recherche au CNRS (Droit et Changement Social – UMR 6297, Université de Nantes), toutes deux intervenantes à cet événement. À quel point l’office des professionnels de la Justice se trouve-t-il remis en cause par les pratiques et théories liées aux neurosciences ? Comment pourrait-il être préservé malgré les bouleversements annoncés ? Décryptage.

Nathalie Przygodzki-Lionet
Sonia Desmoulin

Les neurosciences constituent un très vaste champ de recherche, impliquant diverses disciplines (biologie, médecine, neuropsychologie, …) et permettant une meilleure compréhension du cerveau et du comportement
humain.

Dans de nombreuses situations, nos prises de décision résultent, non pas d’une analyse exhaustive de toutes les informations disponibles, mais plutôt d’heuristiques de jugement, c’est-à-dire de « raccourcis » cognitifs basés, entre autres, sur nos expériences passées, nos habitudes et nos croyances.

Au niveau judiciaire, afin d’améliorer la qualité des décisions rendues, des chercheurs spécialisés en psychologie légale réfléchissent depuis quelques années aux moyens de réduire, voire de neutraliser, l’influence de biais implicites de jugement et commencent à proposer diverses stratégies de « débiaisage »

Les décisions mentionnant ou s’appuyant sur des images cérébrales, des expertises ou des données neuroscientifiques sont de plus en plus nombreuses, font couler beaucoup d’encre et font émerger de nouvelles habitudes chez les avocats et de nouvelles attentes chez leurs clients. 

Les enjeux du recours à la neuro-imagerie sont multiples.

Nathalie PRZYGODZKI-LIONET est Professeure des Universités, spécialisée en Psychologie appliquée au domaine de la Justice. 
Elle est coresponsable du Master Psychologie & Justice à l’Université de Lille et responsable de l’équipe de recherche Justice & Travail du Laboratoire PSITEC (Psychologie : Interactions, Temps, Emotions, Cognition – ULR 4072). Ses travaux s’inscrivent dans le champ de la Psychologie légale 3 
et se centrent actuellement sur les processus de jugement (judiciaire, moral et social), les perceptions de justice/d’injustice et la souffrance au travail chez les praticiens du droit. 
Outre de nombreux articles scientifiques, elle est auteure et co-auteure des ouvrages Psychologie et Justice – De l’enquête au jugement (Dunod, 2012) et Psychologie du jugement moral – Textes fondamentaux et concepts (Dunod, 2013). 
Intervenante et directrice de formations à l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM Bordeaux et Paris), elle est également correspondante scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice, co-éditée par l’ENM et les Editions Dalloz. 

Sonia DESMOULIN (DESMOULIN-CANSELIER) est chargée de recherche au CNRS, titulaire d’un doctorat en droit privé et rattachée au laboratoire Droit et Changement Social (UMR 6297 Nantes Université/CNRS) au sein duquel elle est responsable de l’axe InnovSanté (Innovations technologiques, Santé et Biopouvoir). Ses recherches portent sur les interactions entre le droit et les sciences et techniques, en explorant aussi bien des questions pratiques (encadrement juridique des technologies émergentes (nanomatériaux, stimulation cérébrale profonde, usages judiciaires des images cérébrales, portée des législations en matière de biotechnologie, usages des outils algorithmiques et de l’intelligence artificielle) que théoriques (raisonnements et méthodes juridiques à l’œuvre dans les réglementations techniques, usage des concepts scientifiques dans le champ juridique). Ses travaux sur les enjeux juridiques des neurosciences et des neurotechnologies se sont notamment déployés au sein du projet ANR pluridisciplinaire NormaStim, qu’elle a dirigé et dont les résultats ont été publiés dans un ouvrage (S. Desmoulin- Canselier, M. Gaille et B. Moutaud (dir.), La stimulation cérébrale profonde, de l’innovation au soin. Les neurosciences cliniques à la lumière des sciences humaines et sociales, Hermann 2019, 368p). Elle a co-organisé le colloque pluridisciplinaire avec l’ENM et le Gip Justice sur le thème Neurosciences et pratiques judiciaires les 18 et 19 mai 2021, dont les actes sont publiés en ligne.

Laeticia Louis-Hommani : Quels sont les apports des neurosciences à la connaissance des processus décisionnels et, plus précisément, comment les neurosciences peuvent-elles nous éclairer sur la part des processus automatiques et des biais cognitifs dans les prises de décision ?

Nathalie Przygodzki-Lionet : Les neurosciences constituent un très vaste champ de recherche, impliquant diverses disciplines (biologie, médecine, neuropsychologie, …) et permettant une meilleure compréhension du cerveau et du comportement humain. Concernant nos prises de décision, de nombreux travaux en neurobiologie ont montré que, pour nos activités motrices routinières (mouvements et déplacements), notre cerveau tend à décider à notre insu ! Plus précisément, notre choix d’effectuer tel geste ou d’aller vers tel endroit est en réalité initié au niveau neuronal et ne devient notre volonté que quelques millisecondes après. Quant aux activités dites de jugement, les recherches en neurosciences cognitives ont révélé l’existence, dans notre cerveau, de zones spécifiquement impliquées dans l’élaboration des jugements moraux. Ces zones relèvent de l’organisation cérébrale des émotions, ce qui permet de comprendre certaines décisions a priori « irrationnelles » dans des situations de dilemme moral par exemple. En fait, nous sommes peu conscients de ce qui détermine réellement nos comportements et de nos jugements, ceux-ci étant affectés par une multitude de facteurs à la fois personnels et situationnels. 

Ainsi, face à la complexité de l’environnement social, nous apprécions mal l’impact d’un stimulus particulier sur notre comportement ou, à l’inverse, nous croyons à l’effet d’une information en réalité sans influence. Nous sommes dotés d’un système sensoriel, cognitif, motivationnel et affectif qui nous permet de nous adapter continuellement mais ces capacités présentent des limites. Si nous sommes confrontés à un surcroît de travail, une surcharge mentale, une activité répétitive, ou encore un état de fatigue, nos modes de pensée s’en trouvent modifiés. Des processus automatiques entrent alors en jeu afin que nous puissions tout de même agir et décider rapidement et sans trop d’effort. Dans de nombreuses situations, nos prises de décision résultent, non pas d’une analyse exhaustive de toutes les informations disponibles, mais plutôt d’heuristiques de jugement, c’est-à-dire de « raccourcis » cognitifs basés, entre autres, sur nos expériences passées, nos habitudes et nos croyances. Si ces heuristiques ont de toute évidence une vertu pragmatique, elles sont également à l’origine d’un certain nombre de biais cognitifs, souvent inconscients et conditionnés, pouvant altérer la qualité de la prise de décision voire conduire à commettre des erreurs de jugement. 

Ces mécanismes neurocognitifs concernent tout être humain mais constituent une problématique majeure pour ceux qui sont amenés à prendre des décisions importantes pour autrui : on pense notamment aux professionnels de la santé et de la justice.

LLH : Est-il possible de prendre conscience des processus automatiques et biais cognitifs et de les corriger ? 

Nathalie Przygodzki-Lionet : Comme nous venons de l’évoquer, notre aptitude à examiner toutes les informations qui nous parviennent de manière parfaitement objective et rationnelle est plutôt l’exception que la règle. Nos prises de décision sont donc fondamentalement biaisées. Il importe toutefois de souligner qu’un certain nombre de biais sont nécessaires et utiles : ils nous permettent en effet de traiter efficacement et rapidement des flots d’informations qui, autrement, « noieraient » notre cerveau ! 

Par ailleurs, certains biais résultant de facteurs socioculturels sont peu maîtrisables : comment contrôler par exemple, alors même que les recherches ont mis en évidence leur impact manifeste sur nos émotions, nos cognitions et nos actions, les contenus diffusés dans les médias ? Afin de ne pas subir passivement les diverses sources d’influence affectant nos comportements, il est bien sûr bénéfique d’en prendre conscience. On sait cependant qu’une simple sensibilisation ou information relative aux biais cognitifs, bien que nécessaire pour une prise de conscience, n’est pas suffisante. Les conseils prodigués par les chercheurs et les bonnes intentions exprimées par les praticiens, dans le cadre de formations par exemple, n’ont souvent que peu d’effets sur les comportements effectifs ultérieurs. 

Au niveau judiciaire, afin d’améliorer la qualité des décisions rendues, des chercheurs spécialisés en psychologie légale réfléchissent depuis quelques années aux moyens de réduire, voire de neutraliser, l’influence de biais implicites de jugement et commencent à proposer diverses stratégies de « débiaisage ». Celles-ci sont à la fois motivationnelles, cognitives et techniques, et se situent généralement à plusieurs niveaux : individuel, organisationnel et institutionnel. Même si ces propositions de correction de certains biais sont très concrètes et semblent pouvoir être mises en œuvre assez facilement, elles résultent essentiellement de travaux anglo-saxons. Eu égard aux différences notables entre les systèmes judiciaires nord-américain et français, un travail de réflexion est nécessaire pour vérifier la pertinence de ces méthodes de « debiaising » dans le cadre de notre procédure judiciaire, en évaluant non seulement leur degré d’applicabilité mais aussi l’acceptabilité de ces mesures par les praticiens concernés. C’est précisément dans cette démarche réflexive qu’une recherche-action interdisciplinaire, rassemblant une pluralité de chercheurs et de magistrats, a été lancée dernièrement avec le soutien de l’École Nationale de la Magistrature.

LLH : Les professionnels de la justice se saisissent-ils des apports des neurosciences dans le traitement des contentieux ?

Sonia Desmoulin : La réponse est contrastée. Il y a d’abord des différences d’un pays à l’autre. Dans certains États, comme aux Etats-Unis, les connaissances neuroscientifiques et l’imagerie cérébrale sont apparemment déjà très présentes dans les prétoires. Je dis « apparemment » car il faudrait avoir un panorama d’ensembles précis pour apprécier l’importance du phénomène. Or, les études qui y sont consacrées, même si elles sont sérieuses et tentent de mesurer la progression, se focalisent sur la description d’une montée en puissance ou sur des cas d’étude, ce qui ne permet pas d’être complétement au clair sur l’importance du phénomène dans le contexte global, tout contentieux confondus et contentieux par contentieux. Il n’en demeure pas moins que les décisions mentionnant ou s’appuyant sur des images cérébrales, des expertises ou des données neuroscientifiques sont de plus en plus nombreuses, font couler beaucoup d’encre et font émerger de nouvelles habitudes chez les avocats et de nouvelles attentes chez leurs clients. 

La littérature éthico-juridique états-unienne a identifié cette question depuis plus de dix ans à présent. Il s’agit donc d’une tendance de fond. En France, la situation est beaucoup moins nette. D’un côté, des études donnent à penser que le « neurodroit » pourrait aussi s’y déployer et la loi de bioéthique du 7 juillet 2011, modifiée en 2022, a attiré l’attention. De l’autre, la jurisprudence française se révèle pour l’instant moins explicite que la jurisprudence états-unienne. Les explications de ce constat peuvent être de plusieurs ordres : spécificité des procédures, modèles rédactionnels et explicitation des motivations, culture nationale des professions juridiques, prise de conscience des magistrats… mais aussi difficulté d’accès aux décisions du fond, spécialement en matière pénale. Il est fort possible que nous n’en soyons qu’aux prémices d’un phénomène d’ampleur. La justice officie d’ailleurs dans un contexte social qui rend cette tendance assez crédible. Pour l’instant, il semble que les images cérébrales soient utilisées, et même de plus en plus, mais comme d’autres images médicales. En revanche, les avocats et les magistrats ne paraissent pas, dans leur grande majorité, encore très au fait des interprétations et des théories dont elles pourraient être le support et qui sont mobilisées outre-Atlantique.

LLH : Sait-on par quelles juridictions les images du cerveau sont utilisées ?

Sonia Desmoulin : Les études que j’ai menées indiquent que les images cérébrales sont mobilisées en justice administrative et en justice civile dans des contentieux variés mais qui entretiennent un voisinage comme la responsabilité hospitalière, l’indemnisation des accidents médicaux et l’évaluation de l’aptitude ou la qualification d’accident du travail, pour le volet administratif ; la responsabilité médicale, l’indemnisation des accidents de la circulation et l’indemnisation des accidents médicaux, pour la jurisprudence civile. On constate aussi logiquement leur présence dans les décisions relatives à la désignation d’un expert ou à une demande de complément d’expertise. Les images cérébrales sont donc surtout utilisées, et parfois discutées, à des fins de détermination de la bonne prise en charge médicale, de l’origine et de l’étendue du trouble, du handicap ou du dommage, et du lien de causalité. 

S’y ajoutent les contentieux plus spécifiques de la fin de vie pour le juge administratif et de la nullité des contrats pour insanité pour le juge civil, qui se révèlent être les sources d’information les plus riches du point de vue de l’étude des motivations. Les juridictions pénales font également usage des images cérébrales. Contrairement à ce qui pourrait être attendu, l’usage reste pourtant apparemment restreint en ce qui concerne la preuve de l’altération ou de l’abolition du discernement. L’usage paraît quantitativement plus important sur le terrain de la preuve du dommage subi par la victime, avec une incidence sur la qualification de l’infraction. Néanmoins, les études manquent à ce stade pour proposer une vision plus précise de la situation, en raison notamment de l’accès plus restreint aux décisions en matière pénale.

LLH : Quels sont, pour les juristes, les enjeux de la neuro-imagerie ? 

Sonia Desmoulin : Les enjeux du recours à la neuro-imagerie sont multiples. S’agissant plus spécifiquement du recours à la neuro-imagerie en matière judiciaire, il faut d’abord distinguer les questions en fonction des contextes d’usage : les préoccupations ne sont pas les mêmes au stade de l’enquête ou au stade de la décision judiciaire ou encore de l’application des peines. Il faut ensuite distinguer les contentieux, puisque la matière pénale a des spécificités sur le terrain des libertés et des droits fondamentaux. Néanmoins, on peut synthétiser les préoccupations sur trois registres au moins. Premièrement, on peut s’interroger sur les conditions d’usage d’une technique en fonction de son degré de développement. En ce sens, on oppose souvent l’imagerie anatomique et l’imagerie fonctionnelle, ce qui se justifie en partie, mais ce qui ne doit pas faire oublier que même les techniques auxquelles nous nous sommes habituées – comme l’imagerie anatomique – recèlent une part d’interprétation et appellent un usage raisonné.

Deuxièmement, on peut s’interroger sur l’intégration des images cérébrales dans le procès : sous quelle forme ? En réutilisant des résultats d’examens ou en ordonnant de nouveaux examens ? Avec quel type d’expertise ? Et avec quelle possibilité de discussion contradictoire ?

Troisièmement, dans quelle mesure les connaissances neuroscientifiques et neuromédicales devraient-elles affecter notre compréhension de la décision, à la fois du côté de l’appréciation de la responsabilité (responsabilité civile pour faute ou responsabilité pénale) et du côté de l’organisation de la justice (prise en considération des biais décisionnels) ?